Physical Address

304 North Cardinal St.
Dorchester Center, MA 02124

Haïtiens accusés de « manger des chiens » : aux origines de la rumeur raciste relayée par Donald Trump

La séquence est l’une des plus surréalistes du débat télévisé qui a opposé Donald Trump à Kamala Harris, le 10 septembre. Sous le regard hilare de son adversaire, le candidat républicain affirme, à propos des migrants : « A Springfield, ils mangent les chiens, ils mangent les chats, ils mangent les animaux domestiques des gens qui habitent là. Voilà ce qui se passe dans notre pays et c’est une honte. »
Le journaliste et coanimateur du débat, David Muir, corrige aussitôt : selon les autorités municipales, il n’y a « aucune information crédible » confirmant les assertions de M. Trump.
Aux Etats-Unis, la rumeur agite les sphères d’extrême droite depuis plusieurs jours. Les militants pro-Trump de premier plan, comme Elon Musk, en ont même fait un élément de campagne, en montrant Donald Trump en défenseur des animaux face à une communauté de réfugiés présentée comme barbare et menaçante.
Comment les sphères trumpistes en sont arrivées à des accusations aussi extrêmes, au sous-texte aussi xénophobe ? Le Monde a tenté de reconstituer l’émergence de la rumeur.
En plein second mandat de Barak Obama, la ville de Springfield (Ohio), participe à la campagne « Welcoming America » (« l’Amérique accueillante »). Celle-ci vise à attirer la main-d’œuvre étrangère dans les villes de taille moyenne frappées par la désindustrialisation et le déclin démographique. C’est le cas de Springfield, passée de 83 000 habitants, en 1960, à 60 000, en 2010, symbole des villes déclassées.
Haïti, pays le plus pauvre des Amériques, bascule dans le chaos après l’assassinat de son président, Jovenel Moïse. Plusieurs dizaines de milliers d’Haïtiens fuient Port-au-Prince. Certains quittent le pays pour se réfugier au Brésil, au Chili ou aux Etats-Unis.
Alors qu’il est attaqué sur sa gestion de la crise migratoire et le nombre de traversées illégales à la frontière avec le Mexique, Joe Biden accorde des titres de séjour à 30 000 personnes supplémentaires par mois issues de quatre pays en crise, dont Haïti.
La population de Springfield repart à la hausse, grâce aux nombreux nouveaux habitants haïtiens. Selon les sources, leur nombre se situe entre 4 000 et 20 000. La ville évoque une population totale de 12 000 à 15 000 personnes immigrées, toutes origines confondues, en situation régulière.
Ces nouveaux venus travaillent dans les usines d’assemblage automobile, d’emballage alimentaire ou encore de distribution postale, et ont contribué à revitaliser la ville, rapporte le New York Times. Mais les infrastructures scolaires et hospitalières sont sous-dimensionnées pour faire face à cet accroissement de la population.
Un bus scolaire se renverse dans l’Ohio, tuant un enfant et en blessant 13 autres, après avoir été percuté par un minivan. Le chauffeur, immigré d’origine haïtienne en situation régulière, sera condamné à neuf ans de prison pour homicide involontaire et défaut de permis de conduire (émis au Mexique, le sien n’était pas valide dans l’Ohio). Les médias d’extrême droite ciblent ce soi-disant « étranger illégal, lâché aux Etats-Unis en 2022 », devenu le symbole de la politique, jugée laxiste, de Joe Biden.
Joe Biden, alors encore candidat à sa réélection, accorde à 300 000 Haïtiens déjà présents sur le sol américain le temporary protected status, un statut de protection temporaire réservé aux réfugiés en provenance d’un pays en crise ou dangereux.
Alors que l’état-major de campagne de Trump a ciblé les thèmes de l’inflation et de l’immigration pour attaquer Joe Biden, puis Kamala Harris, Springfield devient un objet de campagne électorale. Lors d’un meeting, J. D. Vance, son colistier, qualifie la ville de « submergée ». Le site d’extrême droite Breitbart, fondé par l’ancien stratège de Donald Trump, Steve Bannon, grand théoricien de l’usage de désinformation à grande échelle, accuse Biden d’avoir sciemment « inondé » Springfield de migrants haïtiens.
Sur Reddit, forum anglophone aux sujets hétéroclites, un internaute partage sur la page de la ville de Columbus, capitale de l’Ohio, à cinquante kilomètres de Springfield, la photo d’un homme noir traversant la route en tenant une oie inerte − un oiseau protégé, dont la période de chasse dans l’Etat est limitée à une semaine en septembre. Le contexte de la photo n’est pas connu, pas plus que l’identité de la personne.
Dans un fait divers sordide, Allexis Telia Ferrell, une femme de 27 ans, est arrêtée de l’autre côté de l’Ohio dans la ville de Canton, pour avoir tué et mangé un chat domestique. Selon le site de vérification américain Snopes, Mme Telia Ferrel a de nombreux antécédents judiciaires, et elle n’est pas haïtienne, a précisé la police de Canton à Reuters.
Lors d’une réunion municipale houleuse, des habitants se plaignent des migrants d’origine haïtienne. L’un d’eux, Anthony Harris, influenceur local plutôt spécialiste des canulars de rue, les accuse de multiples méfaits. « Ils sont dans le parc, à attraper des canards par le cou, leur couper la tête et les manger », affirme-t-il. Il prétend avoir filmé ces incivilités, mais Le Monde n’a retrouvé aucune vidéo sur le sujet sur ses pages YouTube, TikTok ou X, où il se contente de relayer des rumeurs.
La capture d’écran d’un message posté dans un groupe Facebook privé, « Springfield Ohio Crime & Information », commence à circuler sur les réseaux sociaux. « Attention à tous nos animaux domestiques bien aimés et ceux autour de nous », peut-on y lire. Citant la « copine de la fille » d’un voisin, l’homme à l’origine du message évoque un chat disparu qui aurait été vu devant une maison habitée par des Haïtiens, « pendu à une branche, comme on ferait avec un cerf pour l’abattage, et ils le découpaient pour le manger ». Le texte mentionne que les chiens, les canards et les oies sont aussi visés. Les autorités municipales démentiront à plusieurs reprises ces accusations.
End Wokeness, un compte protrump, affirme qu’à Springfield, depuis que la population haïtienne a explosé, « les canards et les animaux domestiques disparaissent ». En illustration : la photo prise à Columbus et le message du groupe Facebook. C’est la première fois que les rumeurs et faits divers de l’été sont assemblés dans un même récit.
Ian Miles Cheong, influenceur d’extrême droite, partage sur X la vidéo de Mme Telia Ferrel, la femme arrêtée pour avoir tué et mangé un chat. « [Est-elle] sous drogue ? », lui demande un internaute. « Pire. Des Haïtiens », lui répond-il – ce qui est toujours faux.
Sur X, Vance rappelle qu’il alerte depuis des mois sur « le problème des migrants haïtiens sans papiers », et évoque les « témoignages » dénonçant des animaux enlevés et mangés. « Où est notre tsar de la frontière ? », interroge-t-il, en reprenant le surnom péjoratif donné par Trump à Kamala Harris.
Les supporteurs de Donald Trump génèrent d’étonnantes images artificielles où le candidat républicain apparaît comme le protecteur des animaux face à la menace haïtienne, tantôt chevauchant un chat géant, tantôt portant de manière protectrice des chatons ou des canetons.
Save our pets!!!!! pic.twitter.com/lWkOnkxscv
L’ancien président reprend la rumeur à son compte en plein débat, ajoutant une nouvelle fausse information, particulièrement grotesque et infamante, à sa déjà très longue liste de forgeries.
William Audureau
Contribuer

en_USEnglish